sept. 16, 2018, 17:07
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Tri impitoyable des CV en fonction de la photo, de l'adresse, du nom... Jean-François Amadieu revient sur la façon dont se décident vraiment les embauches. Extrait de "DRH : le livre noir".
A entendre certains recruteurs professionnels au milieu des années 2000, on aurait pu croire encore longtemps que la sélection se faisait sur des bases purement objectives, c'est‑à-dire sur les compétences ou, comme on le dit désormais, sur les « talents ». Mais la mise en évidence des discriminations à l'embauche grâce aux testings a sérieusement écorné le mythe. Dès lors qu'une discrimination de grande envergure à l'embauche était établie, il fallait bien admettre que les recruteurs professionnels et les patrons avaient injustement écarté des candidats. Ces mises à l'écart étaient parfois délibérées (par exemple pour les candidats âgés, les femmes enceintes ou les personnes issues de l'immigration) et, le plus souvent, inconscientes. Les méthodes de sélection utilisées pour recruter (tri des CV, entretiens, tests) avaient laissé toute latitude à ceux qui souhaitaient discriminer de le faire. En permettant, par exemple, de lire sur le CV le nom d'un candidat, on ouvrait la porte au rejet des candidatures de personnes aux patronymes africains.
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Ces testings révélèrent aux Français un problème de taille : le manque d'objectivité des techniques de tri des candidats.
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Encore les testings sous-estiment-ils l'ampleur des discriminations. Nous l'avons vu, une première discrimination de grande envergure a déjà opéré, puisque la majorité des postes est pourvue via des réseaux, sans même passer par la case marché de l'emploi. Ensuite, un poste peut très bien donner lieu à compétition […] alors que les jeux sont déjà faits, sans que les candidats sachent qu'ils servent de faire-valoir. Enfin, les testings portent en général sur le premier stade de l'embauche (le tri de CV), alors que les discriminations sont évidemment importantes lors des entretiens (avec les services RH et les managers) ou lors du passage des tests. Pour les personnes d'origine africaine, le Bureau international du travail a constaté que 85% de la discrimination avait lieu dès le départ, lors de la sélection des CV. Mais il faut souvent attendre l'entretien pour que se manifeste un rejet en fonction de l'apparence physique ou de l'état de grossesse.
Si l'on s'en tient toutefois au stade du tri des CV, ces expériences demeurent riches d'enseignements. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que tous les candidats ne sont pas sur un pied d'égalité.
Tout d'abord, les seniors paraissent avoir en moyenne les chances les plus faibles de recevoir une réponse positive après l'envoi d'une candidature.
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J'ai constaté, grâce aux testings, que pour des postes de commerciaux en région parisienne un candidat de 50 ans avait entre quatre et cinq fois moins de chances de recevoir une réponse positive après l'envoi de sa candidature qu'un jeune de 27-28 ans. En moyenne nationale, et pour tous types d'emplois du secteur privé, en 2006, ses chances étaient environ trois fois inférieures à celles d'un candidat de 28-30 ans. Au-delà de 45 ans, on n'intéresse plus […]. Le jeunisme ambiant n'arrange rien, la priorité paraissant être le chômage des jeunes et le rajeunissement de l'encadrement. L'allongement de la vie professionnelle, compte tenu des âges plus tardifs de départ à la retraite, ne peut que rendre plus vif ce problème.
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Avec mes équipes, nous avons également testé la discrimination en fonction des origines nationales. Pour des postes de commerciaux en région parisienne, un candidat aux nom et prénom marocains, dont une photo est jointe, avait cinq fois moins de chances d'être retenu qu'un candidat de référence (homme de 28 ans aux nom et prénom de type français, blanc de peau), a priori le plus attractif pour les recruteurs. Sur des postes similaires, une jeune femme d'origine maghrébine résidant en grande banlieue avait trois fois moins de chances, bien que son CV soit cette fois supérieur aux autres, ce qui montre l'absurdité de ces discriminations. En moyenne nationale (sur un échantillon représentatif des emplois, secteurs, tailles d'entreprise et régions), un homme ayant un nom et un prénom à consonance africaine (sans photo) a environ 64% de chances en moins qu'un candidat aux nom et prénom « français de souche » de poursuivre le recrutement après l'envoi de sa candidature. Publié la même année, en 2007, un testing du BIT au niveau national trouvait un résultat convergent avec le nôtre.
La discrimination en raison de la couleur de peau (stricto sensu) existe, mais a plus rarement été évaluée. Dans un test, nous avons utilisé une photo d'un candidat factice antillais, de peau noire, aux nom et prénom ne signalant nullement une origine africaine. Pour un poste de commercial, il obtient environ 25% de réponses en moins par rapport à un candidat blanc de peau.
L'obésité déclenche de même des discriminations importantes. Un candidat obèse aura de deux à trois fois moins de chances de décrocher un poste de commercial. Dans un autre test, toujours mené par l'Observatoire des discriminations, on a constaté que les chances étaient également divisées par deux pour des postes de télévendeurs, qui pourtant ne sont pas en contact visuel avec la clientèle. On mesure l'ampleur des préjugés à l'égard des personnes en surpoids, notamment concernant leur personnalité et leur état de santé.
De la même manière, un visage disgracieux sur un CV déclenche une discrimination : ce sera trois fois moins de chances pour un emploi de commercial et - 30% en moyenne nationale. Quant aux beaux visages, ils confèrent à ceux qui en sont dotés de plus grandes probabilités d'être retenus. Avoir la gueule de l'emploi et séduire les recruteurs est une exigence. Or il est scientifiquement prouvé que certains visages inspirent confiance, tandis que d'autres sont associés au rôle de leader ou encore évoquent une grande intelligence.
L'effet du handicap est plus complexe. Pour des emplois en contact avec la clientèle, le candidat handicapé est rejeté d'emblée, sans examen de la candidature.
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Alors que nous estimions en 2006 que les chances étaient en moyenne divisées de moitié pour les personnes handicapées, dans quelques grandes firmes dotées d'une cellule handicap active et attentive, leur taux de succès au stade du tri de CV est voisin, voire plus élevé, que celui des autres candidats.
Nous avons enfin testé l'influence de l'adresse du domicile : habiter au Val Fourré à Mantes-la-Jolie, c'est avoir 40% de chances en moins de passer le stade de l'envoi de son CV pour un poste de commercial en région parisienne
Ce sombre constat est donc sans appel. Pourtant, les entreprises rechignent à l'admettre.
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Extrait de "DRH : le livre noir", Editions Seuil (janvier 2013)